Des juifs affrontent le sionisme
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Daniel Lange/Levitsky |
L’une des principales conséquences du bombardement et de l’invasion par le gouvernement israélien de la bande de Gaza, l’hiver dernier, fut d’insuffler une nouvelle vitalité au sein des groupes de gauche et pacifistes solidaires avec la lutte palestinienne pour la justice et la libération. Juin 2009 Les blocages des consulats israéliens de Los Angeles et de San Francisco ont été entrepris en partie par des membres du Réseau antisioniste juif récemment créé. L’occupation du consulat de Toronto a été effectuée par les Femmes juives pour Gaza, un groupe comprenant des membres du réseau antisioniste canadien Not In Our Name [1]. Une manifestation de sept cents personnes à New York City a été organisée par Jews Say No [2], un groupe de militants juifs, dont beaucoup critiquent le sionisme depuis très longtemps. Le groupe Jewdas, de la diaspora londonienne, a recouru à un canular par mail pour annuler un rassemblement pour la guerre organisé par le Bureau de députation des Juifs britanniques et a reçu toute une vague de soutien. Et le groupe d’action directe antinationaliste israélien, Anarchistes contre le Mur, a bloqué une base aérienne israélienne à Tel Aviv. La quasi-totalité des événements publics les plus visibles montrant une opposition juive à la récente escalade de la guerre contre Gaza étaient organisés et menés à bien pour une bonne part par des Juifs non sionistes et antisionistes (de même que ceux qui s’opposent au sionisme mais préfèrent ne pas définir leur politique en relation avec le sionisme).
La rhétorique du soutien américain à Israël comme réponse aux intérêts juifs américains de moins en moins convaincante. Le récent accroissement de visibilité des critiques juives à l’égard du sionisme a eu lieu dans un contexte d’expression en hausse et d’acceptation de la critique à l’égard d’Israël au sein des communautés juives américaines. Il est très malaisé d’évaluer la chose de façon définitive mais des histoires comme les suivantes, que j’ai toutes entendues depuis le début des attaques israéliennes les plus récentes contre Gaza, n’ont pas été habituelles en aucun moment, plus tôt dans la décennie. J’ai passé du temps à travailler intensément du côté juif du mouvement de solidarité avec la Palestine :
Une indication de l’ampleur de ces critiques réside dans un sondage commandé par J. Street, groupe de pression sioniste prétendument libéral, qui estime les Juifs américains – même avec un échantillonnage disproportionnellement âgé, prospère et affilié sur le plan religieux – fortement opposés aux punitions collectives et aux colonies, hostiles à l’aile droite électorale israélienne et partisan d’un gouvernement unitaire entre le Fatah-Hamas comme « partenaire pour la paix ». Ce contexte d’ouverture comparative à la critique à l’égard d’Israël est pour une part importante, le résultat de nombreuses années d’organisation, d’agitation et d’éducation par des groupes et réseaux [5], dont tous ont rompu avec l’orthodoxie de la position « pour Israël et pour la paix » pour se focaliser sur la justice pour les Palestiniens. Les groupes sionistes « pour la paix » [6] ont été d’abord actifs sur papier depuis 2000 ou en participant à des conférences à frais d’enregistrement élevés. Les groupes « pour la justice », par contraste, ont été en mesure de maintenir une présence croissante dans les rues et dans les médias tout au long des neuf années de l’actuelle Intifada. Leurs critiques structurelles à l’égard des actions du gouvernement israélien ainsi qu’à propos du projet sioniste ont élargi l’espace requis pour exprimer ouvertement ces critiques modérées, ce qui n’était pas le cas voici cinq ou dix ans. Pourquoi des voix plus « radicales » se sont-elles fait entendre si fort cet hiver ? Je crois que c’est en raison des glissements dans le mouvement de solidarité avec la Palestine ainsi que de l’élargissement du paysage politique de la gauche et des changements dans la façon des Juifs de penser identité et politique. Une source réside dans un ensemble de développements au sein du mouvement de solidarité avec la Palestine qui ont poussé le mouvement dans son ensemble vers une analyse structurelle centrée sur le sionisme. Le déclenchement de l’Intifada de 2000 a provoqué au sein de la gauche (et au-delà) une conscientisation bien plus large à propos et de l’occupation de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem-Est (1967) et des réalités de la guerre contre les Palestiniens. Un examen plus attentif des accords d’Oslo et de leur rôle en tant que couverture pour la poursuite du vol de terres et en tant que moyen de cooptation de parties de la direction palestinienne a bientôt abouti, au sein du mouvement, à un glissement de l’emphase loin du retour au statu quo de 1999. Une familiarité croissante avec l’expérience quotidienne des Palestiniens (sous l’occupation et dans la diaspora) a montré aux organisateurs combien d’éléments de la situation présente étaient directement reliés, non pas à la guerre de 1967, mais à celle de 1948 [7] ou à l’effort de colonisation sioniste d’avant la naissance de l’État [8]. Concentration sur le sionisme Par conséquent, à la fin de 2008, une partie significative du mouvement de solidarité s’est mise à cibler sa stratégie. Cela a revêtu la forme d’un soutien à l’appel de la société civile palestinienne à une stratégie combinée de boycott, de désinvestissement et de sanctions et à une reprise en considération (et souvent à un rejet du modèle de la partition (« deux États ») comme solution à long terme. Ceci signifie que les participants juifs à la solidarité avec la Palestine ne travaillent pas moins et que, dans certains cas, ils ont été mus ou soutenus par leurs analyses du sionisme en tant que mouvement colonial [9]. Peut-être encore plus visible, il y a la présence des organisateurs de la solidarité avec la Palestine dans la sphère juive américaine, avec des racines dans les mouvements féministes et homosexuels [11]. Les actions mentionnées au début du présent article témoignent de cette influence : occupations de bureaux, blocages, informations fausses – le tout fait part d’un répertoire savamment peaufiné par ACT UP, la WAC (Coalition d’action des femmes), WHAM (Action et mobilisation des femmes pour la santé) et les Lesbian Avengers durant les années d’Oslo. Ce legs est également une source clé de la volonté de ces groupes à défier le sionisme directement plutôt que de limiter leurs critiques d’Israël à des mesures politiques et actions spécifiques. Ces mêmes organisateurs sont souvent impliqués aussi dans le travail non spécifiquement juif de solidarité avec la Palestine [12]. Cet ancrage dans l’internationalisme féministe et homosexuel, dans l’analyse structurelle et intersectionnelle et dans les tactiques d’action directe a été soutenu par le large glissement au sein des radicaux américains, spécialement parmi les plus jeunes, vers ce qu’on pourrait appeler un nouveau transnationalisme ou un transnationalisme venu d’en bas. Après avoir débuté jusqu’à un certain point par les campagnes de soutien de l’insurrection zapatiste au Chiapas, en 1994 (quoique certainement influencés par le travail de solidarité plus ancien avec les mouvements révolutionnaires en Espagne, en Amérique centrale, en Afrique du Sud et en Palestine), les radicaux des États-Unis ont expérimenté de multiples façons des stratégies en vue de poursuivre d’efficaces campagnes de solidarité internationale. Celles-ci ont varié considérablement, depuis les efforts contre les camps de travail de la fin des années 90 et les mobilisations de masse de ciblage des sommets entre 1999 et 2003, jusqu’au travail centré sur le Plan Colombia, le Plan Puebla-Panama et autres aventures américaines un peu partout dans les Amériques. Tous ont partagé, oserais-je dire, une approche générale qui est aujourd’hui clairement visible dans le présent mouvement de solidarité avec la Palestine, y compris son aile juive. Le mouvement reconnaît l’importance de la résistance « dans le corps de la bête » tout en affirmant l’autodétermination dans un ensemble de communautés de résistance et le droit pour les luttes de libération de choisir la tactique qu’elles estiment convenir le mieux à cette fin. Cela ressemble à un tas d’« anti » et guère de « pro ». Le meilleur journal qui émerge jusqu’à présent de cette partie de la gauche radicale est le journal canadien « de théorie et d’action », Upping the Anti [13] qui fournit un espace nécessaire pour une discussion soutenue de la politique révolutionnaire entre les générations et entre les mouvements. Le journal a choisi son nom précisément pour mettre en lumière sa mission : quitter ces positions négatives pour une vision stratégique positive. Critiques juives à l’égard du sionisme et mouvement de solidarité avec la Palestine Nous voyons donc une ambivalence omniprésente à propos de la valeur d’un État palestinien (de plus en plus controversé) ; un refus de principe de condamner l’autodéfense armée et des critiques sévères à l’égard de tactiques spécifiques ; le soutien aux comités locaux de résistance en priorité sur l’attention devant être accordée aux principaux partis politiques palestiniens ; une analyse claire du sionisme comme projet colonial ; un alignement approximatif sur la gauche palestinienne et une forte critique de la fiction qu’est le « sionisme de gauche », mais pas de vision claire d’une économie régionale non capitaliste ; une attention plus soutenue pour les parallèles entre les stratégies israéliennes et américaines en matière de « sécurité », de « contre-terrorisme » et de police militarisée. Finalement, pour en revenir à la sphère spécifiquement juive, la montée de la critique à l’égard du sionisme en tant que tel fait partie d’un large glissement dans la culture et la pensée des Juifs sur leur identité. Après plus de cinquante ans de domination sioniste sur l’éducation et les institutions communautaires juives, des voix alternatives rompent le silence, souvent sans rapport avec la Palestine mais qui finissent par soutenir les efforts de solidarité avec la Palestine. Depuis les deux dernières décennies, il y a eu une augmentation constante de l'intérêt pour les cultures et l’histoire de la diaspora juive, surtout parmi les Juifs plus jeunes, insatisfaits de la conception herzlienne-hitlérienne de la vie et de l’histoire des Juifs telle qu’elle est présentée par les institutions « traditionnelles », ainsi que pour le fondamentalisme religieux qui est leur principal rival. La chose a été particulièrement visible aux États-Unis sous ses formes ashkénazes : aujourd’hui, les orchestres klezmer emplissent les salles importantes et la « musique juive » est devenue un sous-genre qui rapporte ; « Le yiddish se meurt » est devenu « Le yiddish revit ! », car l’intérêt et l’enrôlement de classe grossissent ; l’obsession des arts yiddish a reculé partout, l’annuel KlezKamp des Traditions vivantes aura vingt-cinq ans en 2009. d’autres communautés – Sefarat, Juifs arabes, Beta-Yisrael (éthiopiens), Afro-américains, etc. – ont eu elles aussi des affirmations similaires de leur spécificité culturelle aussi, souvent en opposition à la dominance ashkénaze sur les espaces juifs censés englober tout. [14] En même temps un nouvel intérêt a surgi pour la politique chez ces mêmes communautés de la diaspora. Parmi les Ashkénazes, l’Association des travailleurs juifs socialiste révolutionnaire « Bund », est devenue un point de référence fréquent. En particulier, le principe bundiste du doykayt (l’endroit où l’on se trouve présentement), combinant la spécificité culturelle juive et la solidarité interethnique liée aux intérêts de classe, a donné une définition aux efforts localement concentrés des organisations juives de justice sociale à travers le pays [15]. En dépit du lien direct entre le doykayt et l’antisionisme du Bund, une position indistincte « pour la paix » ainsi qu'une position prônant « l’art sans politique » sont affichées. Il y a eu de remarquables exceptions – émanant des points de vue sefarat et juifs arabes [16]. Conflit entre culture juive de la diaspora et sionisme Le projet de placer l’État d’Israël au centre de la vie juive repose sur la dévaluation et l’effacement des cultures et histoires de la diaspora, réduisant deux millénaires à une époque ponctuée de massacres et à un nationalisme rédempteur. Aussi important pour le sionisme que le contrôle juif sur la région située entre le Jourdain et la Méditerranée, il y a l’impératif de la shlilat hagalut (négation ou liquidation de la diaspora), qui prétend que les cultures juives « dégénérées » de la diaspora devraient être éliminées sous toutes ses formes sauf dans ses formes les plus spécifiques [17] et remplacées par une nouvelle culture hébraïque militarisée et nationaliste. Par conséquent, les participants à ce que Melanie Kaye/Kantrowitz a qualifié de « diasporisme radical » [18] se voient de plus en plus opposés au sionisme en étant en solidarité avec les Palestiniens sur base d’un ennemi commun ainsi que d’un intérêt de justice. Le « diasporisme radical » est loin d’être répandu, bien que son influence puisse être largement perçue dans la sphère culturelle. Rien que chez les musiciens, il est à l’avant-plan d’une bonne partie du travail d’artistes aussi variés que le groupe néo-klezmer de Montréal, Black Ox Orkestar, dont le morceau en yiddish « Ver Tanzt » traite directement de l’occupation ; le groupe berlinois Dan Kahn [19] Tout deux d’en prennent au projet sioniste selon une perspective historique ; ainsi que le groupe de hip-hop de Detroit, m.c. Invincible [20] ; les rockers homosexuels de New York, The Shondes ; la vocaliste et compositrice Jewlia Eisenberg ; et la riot grrrl légende du punk, Nomy Lamm. Toutefois, la dynamique culturelle exprimée par le diasporisme radical se rencontre partout. Les Bronfman Philanthropies’ 2007, ardemment sionistes, rapportent que « Beyond Distancing » (Au-delà de la prise de distance) donne la preuve de la façon donc c’est effectivement le cas. L’étude de Bronfman délaissait les majorités s’identifiant en tant que « pro-israéliennes » tout en réfutant l’existence de l’occupation pour découvrir que les jeunes Juifs américains, indépendamment de leurs opinions politiques, étaient moins attachés à Israël que leurs aînés (20 % de gens « très attachés ») et plus susceptibles de se dissocier activement de l’État juif [21]. Le plus remarquable sans doute est le fait qu’ils n’ont pu trouver une majorité de personnes interrogées de moins de trente-cinq ans prétendant que la destruction de l’État serait « une tragédie personnelle ». Cette « distanciation », me semble-t-il, est en partie le résultat d’un travail culturel diasporiste et elle constitue un élément significatif dans l’histoire de la montée actuelle de la visibilité de l’opposition juive au sionisme. Notes 1 - « Pas en notre nom » Traduit par Jean-Marie Flémal et édité par Cédric Rutter pour Investig'Action. Source: MonthlyReview Photo: The silent majority no more
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